Réflexions à propos de l’arrêt de la CJUE, 25 janvier 2024, n°C-474/22

 

Le Règlement (CE) n° 261/2004[1], entré en vigueur l’année suivante, fêtera en février 2025 ses vingt ans d’application. Il faut bien faire le constat, deux décennies plus tard, que l’équilibre originel entre les intérêts des compagnies aériennes et les droits des passagers qu’il a vocation à protéger, s’est progressivement rompu au fil des ans à la faveur d’interprétations jurisprudentielles quelquefois audacieuses de la Cour de Justice de l’Union Européenne, dans un objectif de protection élevée des passagers, assimilés à des consommateurs.

Le grand œuvre des juges de Luxembourg est ainsi d’avoir ouvert aux passagers aériens ayant subi un retard de plus de trois heures à leur arrivée à destination, le droit d’être traités comme des passagers dont le vol est annulé et de percevoir ainsi une indemnisation forfaitaire réservée par le texte à ces derniers[2] – créant pour les compagnies aériennes une charge financière conséquente, que la lettre du Règlement n’avait pas envisagée.

Ainsi, depuis 2009, tout passager aérien subissant un retard de plus de trois heures à l’arrivée à sa destination finale peut, par principe, faire valoir le droit à l’indemnisation prévue par l’article 7 du Règlement européen, dont le montant est fonction de la nature (intracommunautaire ou extracommunautaire) et de la distance du vol[3].

Le passager, pour pouvoir bénéficier d’une telle indemnisation, doit disposer d’une réservation confirmée, et s’être présenté à l’heure à l’enregistrement – preuves qu’il lui incombe de rapporter. Ces conditions s’imposent à tous les passagers comme l’a rappelé, à propos de la seconde, la Cour de Justice de l’Union européenne dans un arrêt du 25 janvier 2024 qui apporte une précision de fond importante (que d’aucuns qualifieront de bienvenue).

Ainsi, dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt précité, un passager disposait d’une réservation confirmée auprès d’un transporteur aérien pour un vol reliant Düsseldorf (Allemagne) à Palma de Majorque (Espagne). Avant le départ, la compagnie aérienne annonce aux passagers que le vol aura un retard conséquent (plus de trois heures), si bien que le passager renonce à voyager sur le vol qu’il avait réservé – étant précisé que le motif du déplacement était professionnel, et que le retard annoncé privait le passager de la possibilité d’honorer un rendez-vous.

Il sollicite en conséquence l’indemnisation prévue par le Règlement européen, qui lui est refusée par son juge national.

L’affaire est portée devant la Cour de Justice de l’Union européenne, qui doit répondre à la question suivante : le droit à une indemnisation en cas de retard du vol de plus de trois heures après l’heure prévue d’arrivée, suppose-t-il ou non que le passager se soit présenté à l’enregistrement à l’heure indiquée par le transporteur aérien ?

La réponse de la Cour est sans ambiguïté : le passager, pour bénéficier du droit à indemnisation, doit effectivement s’être présenté en temps utile à l’enregistrement ou, s’il est déjà enregistré en ligne, doit s’être présenté en temps utile à l’aéroport auprès d’un représentant du transporteur aérien effectif.

La motivation de la Cour mérite que l’on s’y attarde, car elle s’inscrit dans la droite lignée de la solution dégagée dans l’arrêt du 19 novembre 2009, tout en lui fixant une limite.

En effet, pour les juges de Luxembourg, « l’élément crucial ayant conduit la Cour à assimiler le retard important d’un vol à l’arrivée à l’annulation d’un vol tient au fait que les passagers d’un vol affecté d’un retard important subissent, à l’instar des passagers d’un vol annulé, un préjudice qui se matérialise par une perte de temps irréversible, égale ou supérieure à trois heures, qui ne peut être réparée que par une indemnisation ».

Or, pour la Cour, un passager qui ne s’est pas rendu à l’aéroport, au motif qu’il disposait d’éléments suffisants pour conclure que le vol n’arriverait à sa destination finale qu’avec un retard important, n’a pas subi une telle perte de temps, qualifiée comme un « désagrément […] tels que le manque de confort, le fait d’être temporairement privé de moyens de communication normalement disponibles […] ou le fait de ne pas être en mesure de mener continûment ses affaires personnelles, familiales, sociales ou professionnelles ».

Le passager qui annule son rendez-vous et son vol depuis le confort de son domicile ou de son bureau ne subit donc pas les désagréments du passager qui doit attendre à l’aéroport d’être réacheminé ; il est donc légitimement privé du droit d’être indemnisé d’un préjudice qu’il ne subit pas.

Une telle solution rétablit une logique indemnitaire dans l’octroi de l’indemnisation prévue par le règlement européen, et doit à ce titre être saluée.

Mentionnons que pour la Cour, le fait que le retard ait conduit le passager à manquer un rendez-vous professionnel est un préjudice individuel, inhérent à la situation propre du passager, et ne peut donc être indemnisé au titre de l’article 7 du Règlement européen. Elle rappelle qu’un tel préjudice « peut » faire l’objet d’une indemnisation complémentaire « au sens » (et non pas au titre) de l’article 12 du règlement, fondée sur le droit national.

Cette précision mérite là encore d’être relevée car il n’est pas rare de voir, en justice, des demandes d’indemnisation injustement fondées sur l’article 12 du règlement européen alors que celui-ci ne crée strictement aucun droit à une « indemnisation complémentaire » : cet article permet simplement au passager qui subit un préjudice individuel de solliciter, sur le fondement du droit national (et non plus européen), une indemnisation complémentaire. Le transporteur retrouve alors la possibilité d’opposer les moyens de défense prévus dans son droit national.

Ainsi, en droit français, et dans les circonstances soumises à la Cour, le transporteur aurait pu opposer au passager ayant manqué son rendez-vous professionnel le caractère irréparable d’un tel préjudice, imprévisible lors de la conclusion du contrat.

 

[1] Règlement (CE) n° 261/2004du Parlement européen et du Conseil du 11 février 2004 établissant des règles communes en matière d’indemnisation et d’assistance des passagers en cas de refus d’embarquement et d’annulation ou de retard important d’un vol.

 

[2] CJUE, 19 novembre 2009, n°C‑402/07 et C‑432/07

 

[3] Aux termes de l’article 5.3 du règlement, le transporteur peut s’exonérer de son obligation s’il prouve que le retard est dû à des circonstances extraordinaires qui n’auraient pas pu être évitées même si toutes les mesures raisonnables avaient été prises.